La Belgique, habituellement à l'ombre de sa voisine française en matière de mouvements sociaux, est ce lundi le théâtre d'une mobilisation d'une ampleur rare. Le Royaume s'apprête à entamer trois jours de grève nationale, plongeant le pays dans l'incertitude et la perturbation. Au cœur de cette confrontation, un bras de fer tendu entre les puissants syndicats belges et le gouvernement De Wever, dont les réformes visant à redresser les finances publiques sont perçues par les travailleurs comme un «démantèlement social» sans précédent.
Depuis des semaines, le climat social en Belgique était chargé, et la tension a culminé avec l'appel à cette grève massive. Dès ce lundi, les conséquences se feront sentir dans des secteurs cruciaux, des liaisons internationales vitales comme l'Eurostar aux aéroports, en passant par les crèches et l'ensemble des services publics. C'est une épreuve de force qui s'annonce, dont l'issue pourrait redéfinir le pacte social belge pour les années à venir.
Un «démantèlement social» dénoncé par les syndicats
La colère gronde au sein des organisations syndicales, qui dénoncent avec virulence les intentions du gouvernement. Le terme de «démantèlement social» n'est pas utilisé à la légère. Il cristallise la peur d'une érosion progressive des droits sociaux acquis, des protections salariales et des filets de sécurité qui caractérisent le modèle belge, souvent cité pour sa générosité sociale.
Les réformes envisagées par le gouvernement De Wever, bien que leurs détails précis fassent l'objet de vifs débats, touchent à des piliers fondamentaux. Parmi les points d'achoppement majeurs figurent généralement la réforme des retraites – avec un relèvement potentiel de l'âge de départ ou une modification des modes de calcul –, la révision des allocations sociales, notamment celles du chômage, et la mise en question des services publics, souvent synonyme de coupes budgétaires et de réductions d'effectifs. Les syndicats craignent que ces mesures ne frappent de plein fouet les travailleurs les plus vulnérables, creusant les inégalités et menaçant la cohésion sociale.
Pour les grandes centrales syndicales, comme la FGTB (socialiste), la CSC (chrétienne) et la CGSLB (libérale), cette grève est un signal d'alarme. Il s'agit de défendre le modèle de concertation sociale belge et de rappeler au gouvernement que les ajustements économiques ne peuvent se faire au détriment des acquis sociaux et de la dignité des travailleurs.
Le gouvernement De Wever face à l'impératif budgétaire
De l'autre côté de l'échiquier, le gouvernement De Wever, mené par le Premier ministre Alexander De Croo mais dont la feuille de route est fortement influencée par la N-VA de Bart De Wever, argue de la nécessité impérieuse de rétablir l'équilibre des finances publiques. La Belgique, comme de nombreux pays européens, fait face à une dette publique élevée et à un déficit persistant, accentués par les crises récentes (pandémie, crise énergétique).
Les partenaires européens, notamment la Commission de Bruxelles, pressent la Belgique de présenter un plan de consolidation budgétaire crédible. Le vieillissement de la population représente également un défi structurel majeur, pesant lourdement sur les budgets des pensions et de la santé. Dans ce contexte, le gouvernement estime que des réformes structurelles profondes sont inévitables pour garantir la viabilité économique du pays à long terme et assurer sa compétitivité sur la scène internationale.
Le discours gouvernemental met l'accent sur la responsabilité fiscale, la nécessité de désendetter le pays pour les générations futures et de créer un cadre économique plus dynamique. Pour les partis de la coalition, refuser ces réformes reviendrait à fuir les responsabilités et à hypothéquer l'avenir économique de la Belgique.
Une paralysie anticipée dans de nombreux secteurs
Les trois jours de grève promettent des perturbations majeures et généralisées, touchant l'ensemble du territoire belge et au-delà :
- Transports ferroviaires : La SNCB/NMBS, l'opérateur national, s'attend à d'importantes perturbations, voire à l'arrêt quasi total de ses services sur l'ensemble du réseau. Cela inclut les trains régionaux, intercity et les liaisons internationales.
- Eurostar et Thalys : Les services transfrontaliers seront fortement impactés. L'Eurostar, reliant Bruxelles à Londres via le tunnel sous la Manche, ainsi que le Thalys vers Paris, Amsterdam et Cologne, devraient connaître d'importantes annulations ou des fréquences très réduites, affectant des milliers de voyageurs et le commerce international.
- Transports aériens : Les aéroports belges, notamment celui de Bruxelles-Zaventem, s'attendent à des annulations en cascade. Les contrôleurs aériens, le personnel au sol et les équipes de sûreté sont souvent en première ligne de ce type de mouvement, entraînant l'immobilisation de nombreux vols domestiques et internationaux.
- Transports en commun urbains : Les réseaux de bus, trams et métros des grandes villes (Bruxelles, Anvers, Gand, Liège, Charleroi) seront très largement affectés. Les sociétés de transport public (STIB, De Lijn, TEC) ont d'ores et déjà mis en garde contre des services fortement réduits, voire inexistants.
- Crèches et écoles : Le secteur de l'éducation et de l'accueil de la petite enfance est également concerné. De nombreuses crèches et écoles devraient rester fermées ou fonctionner avec un service minimum, compliquant l'organisation des parents contraints de travailler.
- Services publics : L'administration fédérale, régionale et locale, les services postaux, les collectes de déchets et d'autres services essentiels pourraient être perturbés. Seuls les services jugés vitaux (urgences hospitalières, par exemple) devraient être assurés, souvent sous le régime du service minimum.
- Secteur privé et logistique : Des actions de piquetage sont également attendues devant des entreprises privées et des zones logistiques, pouvant ralentir l'activité économique et les chaînes d'approvisionnement.
Contexte politique et enjeux
Cette grève intervient dans un contexte politique belge particulièrement complexe. Le gouvernement De Croo, une coalition hétéroclite allant des socialistes aux libéraux en passant par les verts et les nationalistes flamands, est connu pour ses compromis parfois difficiles. Les réformes budgétaires sont un point de friction majeur au sein de cette coalition. L'influence de Bart De Wever et de son parti, la N-VA, sur l'agenda économique est prépondérante, reflétant une volonté de rigueur budgétaire et de réformes structurelles.
La Belgique, avec sa structure fédérale complexe, voit souvent les enjeux sociaux se doubler de considérations régionales. Si la grève est nationale, l'intensité de la mobilisation et les revendications peuvent parfois résonner différemment en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles. Cependant, l'ampleur de l'appel syndical cette fois-ci transcende en grande partie ces clivages, unissant les travailleurs face à une menace perçue comme commune.
Un test pour le modèle social belge
La capacité de la Belgique à gérer ce conflit social sera un indicateur clé de la résilience de son modèle de concertation. Traditionnellement, le dialogue social y est fort, avec des négociations tripartites régulières entre gouvernement, employeurs et syndicats. Mais l'ampleur des réformes envisagées et la fermeté des positions de part et d'autre semblent avoir mis à mal cette tradition.
Sur le plan économique, la grève aura un coût, même si difficile à chiffrer précisément. Pertes de production, retards logistiques, impact sur le tourisme et le commerce : autant de facteurs qui pèseront sur l'activité économique déjà fragilisée. Au-delà des pertes immédiates, l'enjeu est de savoir si cette mobilisation forcera le gouvernement à revoir sa copie ou si, au contraire, elle renforcera sa détermination à faire passer ses réformes.
Les trois prochains jours seront décisifs. La Belgique est à la croisée des chemins, tiraillée entre la nécessité d'assainir ses finances publiques et la volonté de préserver un modèle social cher à une grande partie de sa population. Le "cliché" des mouvements sociaux, habituellement associé à d'autres pays, cède ici la place à une réalité belge palpable, et l'Europe tout entière observera avec attention l'issue de cette confrontation.