Bruxelles, le 5 décembre 2025 – Il y a des voix qui comptent, des diagnostics qui transpercent le brouhaha médiatique pour s'ancrer dans l'inquiétude collective. Celle d'Emmanuel Carrère est de celles-là. L'auteur français, dont chaque publication est un événement littéraire et sociétal majeur, vient de liver une analyse d'une gravité rare : « Nous approchons d’une catastrophe historique sans précédent ». Une déclaration choc, rapportée par Le Soir, qui résonne avec les préoccupations mondiales de cette fin d'année 2025 et le substrat émotionnel et historique de son tout dernier livre, Kolkhoze.
Emmanuel Carrère : Le sismographe des angoisses contemporaines
Depuis plus de deux décennies, Emmanuel Carrère s'est imposé comme une figure incontournable du paysage littéraire francophone et international. Son œuvre, à la croisée de l'autofiction, de l'enquête journalistique et de l'analyse sociologique, s'attache à sonder les failles de l'âme humaine et les dérèglements de notre époque. Des abîmes de la psyché criminelle dans L'adversaire (paru en 2000, un quart de siècle déjà) retraçant l'affaire Jean-Claude Romand, à la chronique immersive du procès des attentats du 13 novembre à Paris dans V13 (publié en 2022), Carrère ne cesse de poser un regard acéré sur les paradoxes de l'existence. Chaque livre est une plongée sans concession, une tentative de comprendre l'incompréhensible, et c'est cette quête inlassable qui confère à ses paroles une autorité particulière.
Dans un entretien récent accordé au Soir, l'auteur n'a pas mâché ses mots. Sa vision de l'avenir est sombre, traversée par l'ombre d'une menace inédite, une « catastrophe historique » dont les contours précis restent à définir mais dont la portée pourrait redéfinir les équilibres mondiaux tels que nous les connaissons en 2025. Cette perspective alarmante ne sort pas de nulle part ; elle est indissociable du contexte qui a nourri son dernier opus.
Kolkhoze : Intime, Histoire et la Guerre en Ukraine
Publié il y a quelques mois et salué par la critique, Kolkhoze se présente comme une exploration profondément personnelle et intellectuelle. L'ouvrage remonte à la source de l'amour filial de Carrère pour sa mère, l'académicienne Hélène Carrère d’Encausse. Disparue en août 2023, Hélène Carrère d’Encausse, historienne et spécialiste renommée de la Russie, laisse derrière elle un vide immense et un héritage intellectuel dont son fils tente de saisir les ramifications.
Le livre n'est cependant pas qu'un simple hommage. Il tisse une toile complexe où les souvenirs personnels, les interrogations sur la filiation et la transmission se mêlent à l'actualité brûlante. En toile de fond de cette introspection familiale, la guerre en Ukraine se profile comme une ombre persistante, un drame géopolitique qui continue de marquer l'Europe et le monde en cette fin d'année 2025. La connaissance profonde de la Russie par sa mère, son histoire, ses complexités, offre à Carrère un prisme unique pour aborder le conflit, non seulement comme un événement militaire et politique, mais comme une déchirure civilisationnelle qui interroge notre compréhension du passé et notre appréhension de l'avenir.
Dans Kolkhoze, l'auteur ne se contente pas de relater ; il questionne l'héritage d'une intellectuelle qui a passé sa vie à déchiffrer les arcanes du pouvoir russe, confrontant cette grille de lecture aux réalités brutales d'aujourd'hui. Ce dialogue entre le passé maternel et le présent guerrier éclaire la source de son propre pessimisme.
La « Catastrophe Historique » : De quoi s'agit-il ?
Lorsque Carrère évoque une « catastrophe historique sans précédent », il ne parle pas d'un simple effondrement économique ou d'une crise politique isolée. Son œuvre tout entière suggère une détérioration plus profonde, une érosion des fondations mêmes de nos sociétés. Le contexte du conflit ukrainien, avec ses répercussions sur la sécurité européenne, l'ordre international, l'inflation persistante et la résurgence des tensions entre blocs, est une composante majeure de cette appréhension. Mais pour Carrère, la catastrophe pourrait être également d'ordre idéologique, moral, voire existentiel. Il s'agit peut-être de la désagrégation de nos repères, de la montée des extrémismes, du rejet du dialogue et de la raison au profit de narratifs simplistes et dangereux.
La profondeur de cette mise en garde réside dans sa résonance avec les angoisses partagées. La sensation d'une accélération de l'histoire, d'une perte de contrôle face à des forces globalisées – qu'elles soient climatiques, technologiques ou géopolitiques – est palpable en cette période. Emmanuel Carrère, avec sa capacité à articuler ces peurs diffuses, donne une voix à une inquiétude qui traverse silencieusement de nombreuses consciences.
La Littérature n'est pas morte : Un rayon de lumière dans l'obscurité ?
Pourtant, au milieu de cette obscurité prophétique, Emmanuel Carrère offre une lueur d'espoir. Pour lui, « la littérature n’est pas morte ». Cette affirmation n'est pas une simple clause de style pour un écrivain ; elle est le cœur de sa démarche. La littérature, dans son sens le plus noble, est cet espace où la complexité peut être explorée, où les nuances sont permises, où l'empathie peut être cultivée et où l'on peut encore chercher un sens, même face à l'absurdité du monde.
Dans un paysage médiatique saturé d'informations fragmentées et souvent polarisées, la littérature offre un refuge pour la pensée longue, pour l'exploration des motivations profondes, pour la mise en récit des drames personnels et collectifs. Elle permet de donner forme à ce qui nous échappe, de nommer l'innommable, et peut-être, de nous aider à traverser les épreuves en nous offrant des outils de compréhension et, pourquoi pas, de résilience. Les livres de Carrère, y compris Kolkhoze, sont en soi des actes de résistance contre la simplification, des invitations à penser par soi-même et à confronter la réalité dans toute sa dureté, mais aussi dans sa richesse.
En conclusion : Un appel à la lucidité
Alors que 2025 se termine, la déclaration d'Emmanuel Carrère n'est pas seulement celle d'un homme de lettres pessimiste. C'est un appel à la lucidité, une incitation à ne pas détourner le regard des menaces qui se profilent. Mais c'est aussi un rappel de la force salvatrice de l'art, de la capacité de la littérature à nous aider à naviguer dans les eaux troubles de l'histoire. Kolkhoze, en mélangeant l'intime et le politique, le deuil et l'analyse géopolitique, incarne cette double démarche : confronter la catastrophe et chercher, malgré tout, le sens et la beauté dans la parole écrite.